Notre monde n’est pas LE monde …

Voilà ce que disait Daniel Bougnoux, l’un de nos philosophes français, qui a enseigné à Grenoble :

Je pense aussi que c’est cela la singularité de notre conscience humaine et de nos sociétés : se figurer et partager des représentations matérielles simples qui se rapportent, conventionnellement, à une réalité complexe…

Ainsi, le langage visuel organise ses unités en une véritable grammaire. Une telle grammaire permet de voir comment fonctionne une rhétorique visuelle, au sein d’une rhétorique générale : la rhétorique de notre Monde perceptible. Nous avons besoin de toutes ces classifications, de tous ces symboles. En effet, si l’on considère notre pensée et son fonctionnement il apparait évident qu’il est nécessaire de classer les informations qui nous parviennent pour pouvoir les manipuler de façon efficiente, et pour interagir avec ce qui nous entoure. Notre cerveau simplifie nos perceptions de l’environnement ou les réflexions de notre pensée en regroupant par similitudes les objets ou concepts.  Dans le cas contraire, nous serions bien moins efficaces ! Tous ces classements nous donnent une représentation simplifiée et ordonnée de nos domaines de connaissances et facilitent la mémorisation des informations associées et nous aident à ne pas oublier. Il est ainsi possible de sélectionner et hiérarchiser pour pouvoir prendre en temps voulu une décision.

Nous sommes ainsi capables de distinguer par signes les “choses” pour les penser de façon pertinente.  Fort heureusement tout cela est facilité par notre culture dont les productions stéréotypées et standardisées s’agencent selon des combinatoires très repérables et donc partageables.

Car la culture c’est « ce qui est commun à un groupe d’individus » c’est « ce qui le soude », c’est-à-dire ce qui est appris, transmis, produit et créé. C’est ce que l’on apprend dans l’enfance, à l’école, à l’université, ce que l’on utilise dans toute sa vie, étudiante, professionnelle, privée. Ce qu’on a appris dans les  manuels : de vocabulaire, de grammaire, de mathématiques, de science naturelle, de géographie, d’histoire, de physique, de biologie, de médecine, de géologie, de psychologie, de sociologie, de droit, de morale, de science politique, d’esthétique, de littérature, de philosophie, etc. C’est aussi ce qu’on apprend tous les jours pour évoluer …

Ainsi, nous ne vivons pas dans le chaos et ceci nous permet de créer toujours plus de sens … Tous ces signes ont fait notre langage. Et la langue est un message en soi, avant même de l’employer. Ce n’est pas tant le sujet qui parle et qui utilise une langue que la langue qui parle à travers des hommes qui la parlent et la font vivre. La tâche “sacrée” de la pensée humaine a été d’élever peu à peu, le « mythos », discours muet et confus, au niveau de l’explicitation logique, du « logos », pour participer, en tant que de possible, au “déchiffrement” du Monde, de notre Monde, en particulier grâce à des “jeux de langages” divers et variés : concepts, théorie, formalisme, postulats, axiomes et théorèmes sont autant d’outils essentiels à la modélisation du réel. Et pourquoi donc est-ce important de modéliser? Parce que c’est notre façon à nous de mieux saisir et de comprendre la réalité et ses fondements.

Ce travail humain, constamment éprouvé et amélioré – s’efforçant d’élaborer un système de signes tel qu’il aide à la clarification de la pensée et, ainsi, à une meilleure saisie de la vérité – tout cela ne participe-t-il pas de notre évolution et de notre éveil au Monde ?

De ce point de vue on peut dire que nous “forgeons” notre réalité. Nous construisons sans cesse de nouveaux lexiques, les rendons  compréhensibles, en  partageons les règles, pour donner du sens. Ainsi, tout est codé. Tout est signes. Tout est programme, tous est processus. Et grâce à notre “culture” nous pouvons partager cette compréhension. Nous pouvons alors admettre qu’il faut être un observateur « éduqué » pour que le monde physique nous apparaisse dans toute sa complexité. Comme le disait Aristote il y a plus de 2000 ans déjà : « Seul un esprit éduqué peut comprendre une pensée différente de la sienne sans la cautionner pour autant ».

Mais il y un point à ne pas négliger : la relativité des points de vue, la relativité des sensations, la relativité des « connaissances ». La notion de réalité dépendant des expériences vécues, elle est donc nécessairement variable en fonction des individus. Car la  « vérité » n’est-ce pas la capacité humaine de percevoir les choses ? Une chose se montre à nous si et seulement si elle peut être perçue par nous, si au moins l’un d’entre nous la perçoit.  Cette capacité n’est pas seulement quantitative, elle est aussi, et même surtout, qualitative : il existe pour nous différentes manières de percevoir. D’ailleurs, une vérité que l’on défend est très souvent quelque chose qu’il nous est gratifiant voire payant de croire et de ce fait chacun croit et   s’attache d’autant plus à SA vérité  et à SON Monde! Il faut donc en être conscient : les vérités sont multiples et nous ne détenons pas LA Vérité.

Ainsi, notre Monde n’est pas LE monde … (Et d’ailleurs imaginer LE monde est-ce que cela a un sens en dehors de la perception qu’on peut en avoir ??? Est-ce que cela a un sens d’imaginer un Monde sans une conscience toujours plus sensible pour le découvrir et pour l’habiter ???)

Alors nous comprenons tous, plus ou moins, que l’interprétation du sens d’un texte , de la parole d’un politicien ou d’un prêtre, du geste ou de la conduite d’un ami ou ennemi, de la question fondamentale de la création, des Lois de la Physique,  nous pouvons tous ici admettre que cela  relève nécessairement, chaque fois, d’appréciations subjectives, qui ont peut-être leur légitimité, mais qui n’ont peut-être rien à voir avec LA vérité …

De ce fait, est-ce que le sens que nous donnons au réel, ne serait pas en partie, une illusion ??? Nous communiquons d’abord au travers d’une langue que nous avons reçue, qui nous a été transmise par une tradition, par notre culture. Nous avons tendance à penser le monde comme ce que nos  langages permettent de désigner, ce à quoi nos langages nous permettent d’accéder, ce que nous pouvons maîtriser (ou pas). Si on peut parler alors de “monde”, c’est celui-là que nous habitons par notre travail, nos gestes quotidiens, nos ouvrages, et que nous habitons, d’abord, par notre langue. Notre parole fait advenir et dévoile UN monde et non pas LE monde.

Les limites du langage sont les limites du monde ! Or, la complexité est plutôt la règle et la simplicité l’exception. D’où l’importance d’une langue riche et nuancée pour exprimer des idées complexes de manière précise et pour transmettre des subtilités et des concepts qui peuvent améliorer notre perception du monde. lol, mdr…

En effet, dans notre esprit, le réel se construit quand on tente de le percer à jour, sous la forme de structures sémantiques, de systèmes de symboles et de règles combinés sous formes multiples qui démultiplient nos perceptions et l’acuité de notre conscience ainsi que notre pouvoir d’action sur lui. De ce fait il est impossible sans les apports de l’écriture ou de la technique de penser un rapport au monde qui précèderait l’activité symbolique de l’homme même, puisque c’est par cette activité symbolique que l’homme accède au monde, ou qu’un monde se manifeste à lui, d’une façon structurée, qui fait sens.

Nous devons être conscients aussi qu’au-delà de ces limites « sensorielles », il y a les désastreux effets  de l’ignorance, l’ignorance, qui ne fait que rajouter du malheur au monde que nous tentons d’habiter. Elle induit un décalage entre la réalité et une perception de cette réalité, décalage qui est la conséquence d’une croyance, d’un préjugé, d’une illusion ou tout simplement du fait avéré de ne pas savoir. N’êtes-vous pas étonnés de voir à quel point nombre de gens, ignorant qu’ils sont ignorants,  expriment de bien simplistes propos et ne peuvent admettre la relativité de leur analyse en balayant d’un revers de main la complexité sous-jacente par des jugements à l’emporte-pièce ? Incapables qu’ils sont de chercher avec efficacité ils ne perçoivent en réalité que l’écume, que la surface des choses et ne peuvent ni trouver ni comprendre quelles sont les forces à l’œuvre.

Toutefois l’ignorance n’est pas seule en cause : en effet, pour qu’une proposition puisse exprimer correctement des descriptions plausibles de la réalité, il faut que ses éléments soient combinés d’une façon qui soit logiquement possible. La Logique doit être le fer de lance de la Raison et doit jouer un rôle essentiel dans la détermination du sens d’un énoncé. N’est-ce pas ce qui garantit un formalisme descriptif qu’on pourra généraliser et donc, enseigner ?  Autrement dit, il faut essayer d’être cartésien, cohérent, judicieux, juste, raisonnable, raisonné, rationnel, sage, sensé. De surcroit, l’exercice de la vigilance dans la précision de sa pensée et de son expression apporte une présence d’esprit qui permet d’accéder à une perspective plus globale.( la fameuse vision « systémique »).

Ceci amène naturellement à ne pas oublier la capacité (ou l’incapacité) d’imagination. N’est-ce pas grâce à elle que le plus souvent nous avons construit ? Entre la volonté et l’entendement, elle nous offre la possibilité de concevoir l’irréel, l’imaginaire, et ainsi passer outre aux limites de nos possibilités physiques. C’est l’imagination qui « invente » des propositions, des expériences de pensées permettant d’aller au-delà de nos capacités naturelles. C’est aussi elle, hélas, qui génère tant de propositions farfelues et infantiles ! Et d’ailleurs, la haine est une pathologie qui se fonde sur l’ignorance et quand l’imaginaire submerge la connaissance, difficile de convaincre. Les faits ne pénètrent pas dans le monde ou vivent nos croyances « imaginaires ».

Enfin, le langage n’existe pas indépendamment de l’usage qu’on en fait, tout comme les outils n’existent pas en dehors de l’usage qu’on en fait : ce n’est pas parce que les mots ont un sens que qu’on en fait usage, mais n’est-ce pas plutôt parce qu’ on en fait un usage déterminé et varié qu’ils ont un sens ?

Mais restons modestes : En définitive, n’oublions pas non plus que la connaissance, en tant qu’elle est une expression de la volonté de puissance qui caractérise l’humain, est donc foncièrement interprétative, et par conséquent subjective, partiale, et le plus souvent incomplète. Donner à un fait une certaine valeur,  en fonction des besoins de la science, ou tout simplement d’assurances plus ou moins empiriques ou sociologiques ou religieuses ou émotionnelles, ou politiques – qui nous aident à vivre – se réalise en vertu de règles du jeu d’un système de vérification que nous « croyons » fiable.

Nous dégageons les faits qui nous paraissent pertinents au regard d’une grille d’interprétation, d’interprétation de NOTRE monde. Au travers d’une grille de lecture du monde parmi d’autres, étant bien entendu qu’on ne saurait confondre LE monde (les faits) avec son mode de description, LE réel avec les modèles permettant de le décrire.

La recherche du sens est toujours du côté d’une interprétation qui nous agrée, qui nous convient, qui nous rassure. Dans le cadre d’une pratique sociale, qui a un sens pour nous, qui correspond à notre façon d’habiter le monde … Or, il y en a bien d’autres ! C’est pourquoi si l’on veut élever sa compréhension du Monde “La vérité qui dérange est de meilleure compagnie que l’illusion qui réconforte”

J’aime assez cette pensée de Jean Rostand : « La culture ce n’est pas avoir le cerveau farci de dates, de noms ou de chiffres, c’est la qualité du jugement, l’exigence logique, l’appétit de la preuve, la notion de la complexité des choses et de l’arduité des problèmes. C’est l’habitude du doute, le discernement dans la méfiance,…  la certitude qu’on n’a jamais tout le vrai en partage; c’est avoir l’esprit ferme sans l’avoir rigide, c’est être armé contre le flou et aussi contre la fausse précision. »

Voilà ! Pour conclure , en tant qu’humains soit disant « évolués », ne sommes-nous pas  pour  la recherche de vérités “objectives”, pour  la recherche de sens ? Ne sommes-nous pas vivants pour parfaire l’Humanité ? Ne sommes-nous pas vivants dans une perspective universaliste, pour co-construire des lexiques communs, des intelligibilités partageables, pour aboutir à des interprétations du Monde qui feront école pour l’Humanité à venir ? Bien sûr, l’indétermination du monde nous menacera toujours, mais si l’avenir est par définition imprévisible, c’est celui que nous construisons, au présent, en le pensant. Soyons donc plus efficaces dans la manière dont on combat les illusions et les préjugés, pour mieux lutter contre les fanatismes de tous bord. Élevons notre niveau de conscience et formulons le vœux que ce soit pour aboutir à des Mondes meilleurs, pour explorer des champs, des domaines, des relations, encore inaperçus, pour mieux se comprendre et pour mieux vivre ensemble sur notre chère et si précieuse planète. Sinon, nous disparaitrons plus vite que prévu. Ce serait stupide de précipiter notre fin mais c’est une éventualité à ne pas négliger. Alors soyons lucides … Dans l’amour du Beau, du Juste et du Vrai. Mais, je vais faire appel à votre sensibilité : le Beau, le Juste et le Vrai, entre nous, en avons-nous la même perception ? Rien n’est moins sûr … Hélas ! C’est là qu’est l’Os !

A propos jeangaillat

Marié, 2 enfants, Charlotte et Alexis
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