Voici un texte qui me touche car il correspond à ma façon de ressentir. Il est d’une terrible lucidité :
« Le difficile est d’être seul.
Sans Dieu. Sans amis. Sans amours.
L’athéisme est difficile, et plus d’un y échouent. Il ne suffit pas de ne pas croire, pas plus qu’il ne suffit, pour savoir ce que c’est que la nuit, de fermer les yeux… Le néant est un mystère d’abord, et l’on s’invente toujours des soleils. Je sais des athées de naissance plus religieux que certains prêtres. Il est préférable, peut-être, pour devenir athée, d’avoir été croyant : on sait ce dont on parle, et cela rend vigilant contre les idoles. C’est la lucidité des apostats.
Faire le tour de l’athéisme. Comprendre qu’il ne reste alors ni beau, ni bien, ni vrai peut-être. Se perdre dans ce désert. Qui n’a pas fait ce voyage ne peut rien penser vraiment, et pas même ce que c’est que Dieu, s’il existe.
Faire le tour aussi de ses amis. Les perdre tous. Comprendre une bonne fois leur solitude égale à la mienne, et l’accepter. Toucher le fond de leur indifférence. Est-il besoin d’en parler ? Chacun sait ce que je veux dire, ou n’a pas eu d’amis – mais les rêve. Pascal est cruel ici, mais nécessaire. Il faut commencer par la solitude.
Et puis le désamour. N’être plus aimé n’est pas grand’ chose, encore qu’il faille le vivre. Mais ne plus aimer soi-même, ne plus aimer du tout, comprendre que l’amour n’est rien, qu’il n’existe pas, ou qu’il n’est que sa propre illusion… Il faut avoir aimé pour comprendre cela, pour ne plus attendre de l’amour ce qu’il ne peut apporter, pour savoir que l’amour ne change rien à la solitude, ne change rien à rien, ne change rien même à l’amour… Toucher le fond de sa propre indifférence.
Enfin, la mort. Réaliser ce que c’est que mourir. Ce néant-là est aussi profond que l’autre, moins vaste peut-être, mais plus sévère. Narcisse s’affole à s’imaginer absent. Il faut être Narcisse un peu pour comprendre, car la mort est égoïste. Les autres ne meurent pas vraiment ; ils nous quittent, ils s’en vont… Et la déchirure est atroce, je le sais, et horrible la blessure. Mais justement : c’est une blessure. Moi seul je suis mortel, et ma mort est l’unique scandale. Point besoin de raisonner : il suffit de l’imaginer pour la craindre, et mon corps m’apprend assez qu’il la refuse. « Je n’existe pas » : phrase impossible ; et pourtant, cela sera. Ceux qui n’ont pas connu cette peur manquent d’imagination, voilà tout, ou de lucidité. Ma mort est mon horizon et ma limite. Elle est ce qui me définit, et les dieux sont immortels parce qu’ils n’existent pas. Mourir est le prix à payer d’être soi. La mort est solitude. »
(André Comte-Sponville, Traité du désespoir et de la béatitude, Tome I : Le mythe d’Icare)
En ce qui me concerne, même si je partage le point de vue ci-dessus je ne vois pas tout cela comme une source de désespoir ! Il s’agit simplement d’un constat objectif.
Par conséquent, je vois bien la nécessité de créer, de construire, du beau, du sens. Je vois aussi l’intérêt de découvrir et de tenter de toujours mieux comprendre la réalité qui nous entoure… qu’y-a t’il au delà de l’horizon ? Je vois aussi l’intérêt d’en connaître plus pour améliorer notre perception et notre conscience. Je vois aussi l’intérêt de sublimer ce que d’aucuns appellent pessimisme, ou la froideur sans émotion de l’intelligence, par l’optimisme de la volonté dans laquelle nos émotions peuvent s’inscrire de façon positive. Pour exister TOTALEMENT, en toute liberté de conscience.
Et puis s’amuser de tout cela. Rire, rire et encore rire de notre inanité présente, pauvre scolopendre que nous sommes !